Angoisse et inconforts de la liberté interdisciplinaire: maturité épistémologique et autonomie comme remèdes…
L’interdisciplinarité, qu’il est maintenant à la mode d’autoriser dans les programmes d’études supérieures, consacre une ère de liberté de recherche universitaire assez inouïe: il devient possible de poser des questions hybrides par rapport aux cloisons disciplinaires, des questions impossibles à cantonner à l’intérieur d’une seule discipline. Autoriser l’interdisciplinarité, dans un programme d’études, c’est donc à la base prévoir un espace pour l’inattendu, pour le non conforme, pour une modification par hybridation du projet de connaissance de base d’une communauté disciplinaire donnée. C’est attendre, par le « voyage » à l’extérieur des frontières du chez-soi savant, une stimulation reconnue comme étant utile à l’innovation et à la création. Ce qu’on dit moins souvent, par contre, c’est qu’à l’angoisse qui accompagne assez naturellement l’exercice de liberté (dixit Éric Fromm) s’ajoute souvent l’expérimentation de plusieurs types d’inconfort intellectuel…
L’inconfort de la différence: une ouverture institutionnelle souvent superficielle
Il faut d’abord remarquer que l’ouverture officielle à l’interdisciplinarité ressemble fort, à ses débuts, à un geste d’ouverture interculturelle un peu candide: « Bienvenue à tous les savoirs étrangers! », clame-t-on avec fierté dans un élan de fraternité universelle de bonne foi. Rapidement, cependant, de petites difficultés révèleront l’agacement du groupe d’origine devant la différence. L’étranger de la ville voisine, en raison de sa culture de proximité, sera plus facilement accueilli que celui des antipodes. C’est dire, par exemple, que lorsqu’un programme de doctorat du secteur des sciences pures s’ouvre « officiellement » à « l’interdisciplinarité », il ne s’ouvre pas pour autant également à tous les savoirs. Il accueille sans problème les savoirs « chimiques », « physiques » ou mêmes vétérinaires, car ils sont intra-paradigmatiques: ils partagent la même conception de la science, sinon le même ethnocentrisme théorique et méthodologique selon lequel « la vraie science » ne peut être produite que par les procédés qui leurs sont propres. Ainsi, le jeune doctorant enthousiaste à qui on n’explique pas ce contexte de « non-dit » risque l’inconfort, assez élevé, d’une réception froide, voire agressive, de ses travaux, par les jurys. « Non, mais, pourquoi ne fait-il pas de la « vraie » science ? (i.e. de la vraie « biologie », « physique », « chimie », etc.). » Ce qu’on ne dit pas suffisamment, actuellement, c’est que dans tous les secteurs où l’épistémologie ne fait par partie des discussions prisées, le « vrai savoir » est pratiquement toujours inconsciemment restreint à l’intra-paradigmatique ou au savoir de grande proximité. L’interdisciplinarité dite « de distance », pourtant des plus prometteuses en termes de stimulation à l’innovation, y demeure officieusement interdite, en proie à divers conservatismes mécaniques et garante d’un inconfort carabiné pour le jeune thésard « trop ouvert ».
L’inconfort du sentier théorique et méthodologique à défricher soi-même
Lorsque, par définition, aucune discipline connue ne s’identifie complètement au questionnement hydride, c’est dire qu’aucune communauté universitaire n’a de cadre théorique ou méthodologique parfaitement consensuel pour ce type précis de questionnement. Comme on sait qu’une méthode dépend toujours d’un cadre théorique donné, lui-même assorti à un questionnement donné, on comprend alors que la confection d’un cadre méthodologique approprié à un questionnement hybride pourra se révéler de l’ordre de la « confection sur mesure ». Si les étudiants d’une même discipline où, année après année, ne sont autorisés que les même types de questions et projets, peuvent se permettre de « copier », sans gloire mais sans trop de dommages, le chapitre méthodologique de leur pairs, le chercheur interdisciplinaire n’a pas accès à ce genre de paresse. C’est ce qui explique pourquoi, lorsqu’on interroge les chercheurs interdisciplinaires de longue expérience, ces derniers évoquent presque inévitablement l’image « du chemin qui se fait en marchant »: c’est qu’il devient impossible de suivre docilement la voie claire que balisent des traditions.
L’inconfort du non-dit théorique: fluctuations épistémologiques et absence d’une définition consensuelle de l’interdisciplinarité
Sur un jury de thèse interdisciplinaire, je suis toujours perplexe lorsqu’un collègue, le plus souvent novice en matière d’interdisciplinarité, déclare péremptoirement que « la thèse n’a pas de cadre théorique ». Trop souvent, je sais qu’il faut alors entendre, sous le jugement négatif prononcé, qu’il n’y simplement pas le cadre théorique du type auquel ce collègue est habitué, à l’intérieur de son aire de compétence spécialisée.
D’une part, force est de reconnaître que la façon de construire un cadre théorique est éminemment variable, d’un secteur de connaissance à l’autre. Si la tradition en sciences humaines et sociales est de l’identifier clairement, ce « cadre théorique », par exemple en lui consacrant un titre de section dans une table des matières, force est de reconnaître que ce n’est pas l’usage partout. En philosophie, là où on théorise pour le moins beaucoup, l’ensemble de l’exercice de recherche peut être tout entier qualifié de « cadre théorique » s’il faut absolument procéder par cette catégorie de sciences humaines… Faut-il pour autant conclure à son absence lorsqu’il s’exprime sous une forme littéraire caractéristique d’une autre culture disciplinaire? Personnellement, j’en doute.
J’ai vu des secteurs universitaires envisager comme « cadre théorique » suffisant le simple fait de présenter la dimension conceptuelle nécessaire pour circonscrire le sens savant du questionnement central choisi. En pareil cas, on se livre à une rencension des écrits autour de concepts jugés « centraux » et on en propose une synthèse critique. L’exercice, que d’autres traditions qualifieraient de « cadre conceptuel », permet d’observer au passage la « pureté » disciplinaire (ou non) du projet à la face même des références bibliographiques. D’autres secteurs disciplinaires entendent plutôt l’expression « cadre théorique » comme incluant nécessairement une référence à la tradition épistémologique pouvant qualifier l’exercice de connaissance globalement produit par la thèse. C’est dire que, en la matière, l’affirmation ex catedra, tant la relavitité des usages est grande. Par exemple, chez Gordon Mace…
Le questionnement est sans doute l’élément crucial de la recherche scientifique. Ainsi, la question de départ donne un sens, structure et oriente tout travail de recherche. […] Il n’existe pas de recette magique sur la façon de poser une question de recherche. […] Le cadre conceptuel représente l’arrangement des concepts et des sous-concepts construit au moment de la formulation du problème pour asseoir théoriquement l’analyse ultérieure de l’objet d’étude. Ainsi, il appartient à la première partie de la méthode scientifique que l’on nomme « conceptualisation » ou « construction théorique.[1]
En parallèle, Il faut remarquer que toute thèse interdisciplinaire crée un espace de jeu, une marge discrétionnaire, dans sa construction théorique. Cet espace correspond à l’écart épistémologique séparant les disciplines que rapproche la thèse: chacune de ces dernières a sa façon bien à elle de concevoir ce qu’est « un bon cadre théorique », dûment approprié aux questionnements et procédés qu’elle a historiquement privilégiés. En cas de conflit de conception, laquelle prévaut? C’est l’espace de jeu, potentiellement conflictuel, qu’investit et arbitre implicitement chaque thèse interdisciplinaire.
Face à un grand nombre de thèses interdisciplinaires, actuellement, il n’y a donc pas vraiment ce qu’on peut appeler une forme de cadre théorique « obligée », pleinement consensuelle, obéissant à une forme classique clairement déterminée… Il y a seulement, vraisemblablement, des voies idéales de réflexivité critique à emprunter. On peut donc espérer, par exemple, un exercice de recension critique des écrits offrant des éclairages conceptuels utiles au questionnement, ou utiles à la recherche d’une réponse produite en marge du sens commun grâce à un procédé universitaire connu… On peut attendre, aussi, des réflexions théoriques nécessaires et utiles pour rapprocher, ou éloigner, son questionnement des efforts intellectuels de chercheurs et pairs d’une communauté de savoir particulière… S’y ajoute probablement, si tout va bien, un sain exercice de réflexivité cherchant à identifier quels courant(s( épistémologique(s), quelle(s) tradition(s) théorique(s) et méthodologique(s) se rattachent la production de connaissance effectuée et la pensée savante de l’auteur… Pour ma part, lorsque pareil exercice intellectuel est effectué, quelle qu’en soit la forme, quelles que soient les façons choisies par l’auteur de la thèse pour le nommer et quels que soient les réflexes disciplinaires qui en sont heurtés, il y a « cadre théorique « . Et il y a en outre effort pionnier, par définition plus difficile que celui consistant à suivre l’habitude collective. Un effort qui appelle l’indulgence plus que l’intolérance à l’inévitable différence.
D’autre part, force est tout autant de reconnaître que, présentement, il y a presqu’autant de définitions et de conceptions de l’interdisciplinarité qu’il y a d’auteurs pour en traiter. Certains la définissent par les procédés méthodologiques qu’elle emprunte, d’autres par les composants disciplinaires qu’elle regroupe, d’autres par les objets qu’elle rapproche. Il y en a aussi ceux qui, comme moi, y voient une nouvelle forme de pensée savante et une mise en relation de projets de connaissance historiquement et culturellement déterminés. Elle devient alors un type particulier d’interculturalité utile à une résolution solidaire de problèmes humains par la mise en commun des ressources de savoir.
Paradoxalement, moins une personne ou une communauté a réfléchi sur le thème de la production de la connaissance sur le mode disciplinaire, plus elle sera encline à proclamer que l’interdisciplinarité n’a plus de secret pour elle et qu’il est facile de la définir. Quoi qu’il en soit, il n’y pas, actuellement, de définition de l’interdisciplinarité qui fasse consensus et, surtout, qui en évacue complètement la part d’impensé et de non-dit. Dans les circonstances, attendre implicitement d’un étudiant qu’il propose un cadre théorique solide de l’interdisciplinarité à l’intérieur de son programme d’étude, le tout pendant que la plupart de ces programmes d’étude n’abritent pas encore de professeurs capables de proposer un tel cadre théorique… est pour moi assez ahurissant. Je vois mal comment l’inconfort du non-dit et de l’impensé pourrait ne pas se révéler source d’inconfort pour le doctorant qui en est conscient…
Maturité épistémologique et approche raisonnée de la thèse: pistes de rédemption
Après plusieurs années de pratique de la recherche interdisciplinaire, après avoir dirigé un programme de doctorat interdisciplinaire, siégé sur des comités destinés à en soutenir l’effort, tenu des séminaires doctoraux sur l’interdisciplinarité en sciences humaines, en droit et en santé, j’en arrive plus que jamais maintenant à cette seule et même conclusion: en dehors de la maturité épistémologique à tous crins et en dehors de la pensée fortement autonome, capable d’adopter une approche raisonnée de la thèse — de sa cohérence globale, de ses étapes, de ses composantes, etc.— point de salut pour la thèse interdisciplinaire.
Une maturité épistémologique minimum exige du chercheur qu’il s’écarte posément de tous les reliquats du réalisme métaphysique: « Non, la connaissance n’est pas le reflet passif d’un objet morcelé par les cloisons disciplinaires et non, l’interdisciplinarité ne consiste pas à « recoller » les morceaux de cet objet brisé. » Adopter de telles images, de toutes parts reconnue comme naïves et dépassées, confine l’interdisciplinarité à une dimension platement encyclopédiste, où elle résulterait d’un banal travail à la chaîne. C’est méconnaître complètement ce qui en fait la richesse et la nouveauté.
Autour d’un même objet se créent différentes façons de poser problème qui varient selon les époques, dirait un Michel Foucault en s’écartant simultanément de ce bobard du « reflet fixe et invariable » de l’objet. On ne connaît jamais que dans un but, rappellent une foule d’épistémologies moins naïves que le réalisme métaphysique. L’interdisciplinarité suppose de créer des espaces de problème communs autour de certains objets. L’interdisciplinarité suppose de construire une convergence négociée entre des buts de connaissance disciplinaires historiquement différents. Sans maturité épistémologique minimum, la littérature récente sur l’interdisciplinarité, constellée par les concepts « d’espaces négociés », de « projets communs » ou par l’idée de critique épistémologique, devient carrément inaccessible au chercheur. On voit mal comment une personne soutenant une thèse de doctorat interdisciplinaire pourrait, simultanément, ne pas comprendre la majorité des écrits contemporains concernant directement sa thèse et, simultanément, prétendre au doctorat…
Ce qu’on regarde disparaît…
Simultanément, lorsque le chercheur contemple posément la dimension inusitée ou nouvelle de son questionnement hybride, de son cadre théorique chevauchant les frontières, de ses procédés méthodologiques adaptés aux particularités uniques de son projet, il doit faire son deuil des recettes méthodologiques faciles et instantanées, des protocoles de recherche « clef en main » que peuvent proposer les manuels de méthodologie ancrés dans une forte tradition disciplinaire. La disciplinarité permet plus facilement d’affirmer péremptoirement que « la vraie théorie ou méthode, c’est ça ». L’interdisciplinarité, elle, rend le geste plus suspect, car l’entreprise pionnière n’a guère le loisir de pouvoir s’asseoir systématiquement sur une tradition. Sur des pans de tradition, quelquefois, peut-être… Le chercheur interdisciplinaire est seul face à sa quête non sériée, il est chef d’une file inexistante. Par contre, observons simultanément qu’il s’insère aussi dans la longue tradition du doctorat, à laquelle lui aussi doit faire honneur. Cependant, l’interdisciplinarité l’oblige nécessairement à revisiter cette dernière lorsqu’elle révèle son ancrage historique dans la disciplinarité. Il se doit alors de revisiter avec maturité, autonomie savante et conscience de la liberté qu’il défend et revendique.
En observant à quel point l’interdisciplinarité est incroyablement difficile à pratiquer, à quel point elle est méconnue, mais aussi en quoi elle est extraordinairement belle et noble au plan intellectuel, le chercheur interdisciplinaire comprend qu’une telle épopée appartient à celle des grands exploits. Et le propre de l’exploit n’est probablement pas de s’atteindre dans « confort ». Or cette prise de conscience, en soi, est importante, car comme le rappellent plusieurs sagesses orientales, ce qu’on fuit persiste, mais ce qu’on regarde disparaît… Prendre conscience de l’inévitable angoisse qu’engendre une toute thèse, et a fortiori toute thèse interdisciplinaire… est vraisemblablement ce qui, finalement, pourra mieux apaiser son auteur.
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[1] Gordon MACE, Guide d’élaboration d’un projet de recherche, 2e édition, Bruxelles, DeBoeck Université, 1988, p. 25,45.
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Ce contenu a été mis à jour le 18 mars 2017 à 19 h 04 min.