L’essai comme forme intermédiaire d’interdisciplinarité plus accessible au juriste d’expérience : le problème de pressions institutionnelles de type « sciences sociales »

Une forme d’interdisciplinarité plus accessible au juriste d’expérience

J’observe souvent que, plus l’expérience de la pratique du droit est grande, plus l’entrée dans le domaine de la recherche interdisciplinaire se fait difficile. Les réflexes typiques de la formation de premier cycle en droit se font si ancrés, si inconscients, que lorsqu’un tel apprenti-chercheur s’enflamme pour l’interdisciplinarité et réclame mon aide pour y arriver, les doutes m’assaillent. En mon for intérieur, je me dis alors qu’un projet de recherche abritant en partie une approche externe au droit (par exemple une approche de sciences humaines) est à exclure, tant l’effort à fournir pour enseigner un minimum de raison méthodologique autre que juridique sera démesuré. J’opte alors pour une voie intermédiaire, vraiment plus accessible au juriste d’expérience, car elle récupère sa tendance inconsciente à argumenter au soutien d’une position normative donnée: je l’oriente alors vers « l’essai juridique critique ». En fait, je l’incite simplement à faire ce qu’il a souvent commencé à faire inconsciemment, par devers lui, mais je l’incite à le faire avec une réflexivité nouvelle: il doit prendre conscience du fait qu’il s’est mis à « argumenter » d’une façon comparable à ce qu’il fait dans sa pratique (dans les opinions, dans les mémoires d’appel, etc.), mais en « s’autorisant » à asseoir ses prises de positions sur des considérations scientifiques ou philosophiques, le tout à l’intérieur d’un exercice critique clairement circonscrit et isolé du raisonnement juridique au sens classique. L’exercice correspond à une forme donnée d’interdisciplinarité dans la diplomation en droit, une forme courante, que j’appelle « instrumentalisante de l’autre savoir » aux fins d’une argumentation.

 

Un voie légitime contrecarrée par des réflexes institutionnels discutables

Observons que, dans l’aire des recherches du droit moderne à l’université, il s’agit d’une forme reconnue comme étant pleinement légitime au plan savant. Elle est par exemple celle où se sont exprimées massivement les savoirs pionniers de la critique féministe. Paradoxalement, pourtant, tant que les assises de l’interdisciplinarité en faculté de droit ne seront pas nettement clarifiées par des politiques d’encadrement et d’évaluation claires, la voie de l’essai critique demeure assez dangereuse pour le jeune chercheur en raison de pressions institutionnelles découlant vraisemblablement du Rapport Arthurs. Comme moi et ma collègue Michelle Cumyn l’avons exprimé récemment dans un chapitre de livre commun, les facultés de droit canadiennes subissent toutes, à divers degrés, une pression normative selon laquelle une « bonne » recherche en droit serait nécessairement inféodée aux sciences sociales (à son langague, à ses formes, à ses valeurs épistémologiques, etc.). Lorsque ces pressions sont mal élucidées, intégrées par les autorités en place comme étant les diktats d’une raison indiscutable, la situation mène à un conflit de vues entre l’évaluateur pour qui « le bon savoir », en droit, obéit aux canons des sciences humaines et sociales, et le juriste critique déterminé à exprimer son engagement normatif.

Pareil obstacle à l’essai interdisciplinaire et critique en droit signifie l’appauvrissement d’une saine diversité des recherches, car elle témoigne d’une position épistémologique datée, naïvement universalisante, ayant pour effet de dévaluer implicitement tout qui s’écarte des formes d’une approche dont ont espérait qu’elle soit, hier, source principale d’émancipation humaine (1).   Une telle position naïvement scientiste est aujourd’hui décriée de toutes parts, y compris par Amselek: le droit comme discipline universitaire n’a aucunement à calquer les traits des sciences expérimentales pour asseoir une légitimité qu’il possède déjà en tant que producteur de savoirs nécessaires à la primauté du droit, à l’administration de la justice de l’État de droit et à l’ordre juridique en général. L’essai juridique critique fait partie des richesses acquises d’un champ juridique qu’il est possible de voir comme autonome, porteur d »épistémologies différentes et, donc, d’usages méthodologiques assortis à ces dernières, pleinement  et légitimement différents des sciences sociales. Ce que reconnaissent heureusement certaines autorités décanales avisées.

 

Bref, l’essai interdisciplinaire et critique en droit, s’il est légitime dans le secteur savant du droit moderne, demeure actuellement un choix périlleux face au jury de thèse en droit et ses aléas multiples. En pareille matière, paraphraser la célèbre boutade d’Henri Piéron sera plus que jamais de mise, car pour prédire le verdict d’un membre du jury face à l’essai juridique critique, il sera beaucoup plus utile de connaître l’évaluateur (et ses penchants avérés ou non pour les sciences sociales) que la qualité intellectuelle critique du candidat évalué…

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(1) Sur les espoirs démesurés placés sur les sciences sociales dans les années 1970, malheureusement contredits par l’histoire, voir notamment Luc Boltanski…

Ce contenu a été mis à jour le 17 mars 2017 à 14 h 48 min.